L’histoire des domaines viticoles et la manière dont celle-ci est utilisée pour servir leur communication est une signature de notre époque qui ne manque jamais d’émoustiller l’amateur de visites oenotouristiques : lorsque, dans un domaine de grand luxe appartenant à LVMH, on se réjouit qu’une « victime » de la Révolution française ait réussi à dérober son domaine à la République et « soit heureusement parvenu à préserver sa propriété » ; quand on évoque l’antériorité du vignoble et ces illustres propriétaires passés pour tenter de justifier la réputation d’un vin qui n’a plus grand-chose à raconter… ou, plus cocasse, quand on exploite les vignes d’un domaine ayant appartenu au plus célèbre des narco-trafiquants galiciens, dont l’architecture et le nom sont connus dans toute l’Espagne pour avoir été dans les années 1990 le lieu des manifestations des madres coraje, à qui la drogue avait enlevé un fils : Le Pazo Baion, près de Cambados, en Galice dans la D.O Rias Baixas. Lorsqu’on évoque cette propriété avec la propriétaire de notre chambre d’hôte, elle se cabre et nous intime de voir le film Heroina de Gerardo Herrero, qui décrit une Galice décimée par la consommation et le trafic de drogue dans les année 1980.
Aujourd’hui propriété du négoce Condes de Albarei, Pazo Baion produit uniquement des vins blancs, sur un superbe cirque de 22 ha d’albariño entourant l’emblématique demeure. Cuvées de terroir (vinos de pago), diversité des élevages, bouteilles originales, tarifs des vins (mimimum 20€ à la propriété pour l’entrée de gamme du domaine), tout est mis en œuvre pour faire de Pazo Baion le modèle du domaine premium moderne en Rias Baixas. Mais c’est surtout le potentiel oenotouristique qui en fait un lieu unique et passionnant. De la première construction au XVIe siècle jusqu’à la récente rénovation totale alliant espaces de production qualitatifs et lieux de réception beaux et ergonomiques, Pazo Baion a traversé l’histoire de la Galice en gardant des traces de chaque époque.
C’est guidé par la passionnante Alicia Martinez Portas que nous découvrons l’incroyable pigeonnier médiéval, restauré avec les techniques et matériaux anciens, pour une perfection qui est rarement atteinte, y compris dans notre Aquitaine où les pigeonniers sont communs. Rien à voir avec le vin, sauf que l’espace y a été aménagé pour accueillir des dégustations que l’on devine spectaculaires. En cheminant à travers un parc, on aperçoit déjà le ballet des vendangeurs, leurs caisses bigarrées : plus de doute, l’Albariño est mûr. Perchées sur des pergolas à 2m de haut, les vignes sont lourdes de grappes jaune d’or tirant sur l’orange. Les baies sont de taille moyenne, avec peu de pellicule, à l’aromatique complexe qui muscaterait presque : on a là un raisin qui s’apprécierait bien à table ! Mais attention, les vendangeurs veillent et ce serait bête de se faire virer d’une visite parce qu’on vole des baies (et en tant que guide j’ai déjà été exaspéré de visiteurs qui se servaient sans vergogne sur les grappes). En raison du mode de conduite des vignes en pergola, on s’amuse à constater que la hiérarchie des vendangeurs est ici différente de chez nous : les grands costauds coupent, et ce sont les petit.es qui récupèrent les caissettes et portent la vendange. Sur les 22 ha de Pazo Baion, tout est récolté à la main, bien qu’il existe tout de même des machines capables de récolter sous la pergola, ce qui est d’ailleurs le cas chez d’autres coopérateurs de Condes de Albarei. Ici on n’utilise pas de désherbant, en revanche le mildiou et l’oïdium sont rudes, et il pleut tous les jours (selon mes statistiques très personnelles) : les traitements antifongiques sont le dernier rempart aux démarches vers l’agriculture biologique. On pourrait rétorquer que de nombreux vignobles bordelais ont passé le pas, bientôt près d’un hectare sur quatre, alors que le mildiou y est virulent… Mais le contexte économique et les préoccupations écologiques sont très différents en Espagne. Très peu de bodegas des Rias Baixas sont certifiées AB et mes recherches pour connaître le chiffre exact sont restées vaines. Même constat en DO Ribeira Sacra où le médiateur de la maison et musée des vins de Monforte de Lemos refuserait presque d’en parler. Si les sempiternelles raisons agricoles, comme la pression des maladies fongiques, sont évoquées, les raisons de cette désaffection sont plutôt à voir ailleurs : dans le modèle économique des bodegas, souvent acheteuses de raisin à une myriade de petits viticulteurs, sous-traitants, artisans voire jardiniers. Et enfin quelques jours de tournée de bars à tapas, de restaurants, d’épiceries et cavistes dans la région trahiront l’essentiel : le consommateur s’en cogne. On est à mille lieux de l’intérêt marketing de l’agriculture biologique que l’on peut constater en France ou en Italie. Au moins, là, nul besoin de greenwashing, ça repose ! (NDR : ceci est une vanne, car malheureusement, c’est plutôt dramatique, dans les faits. C’est là qu’on voit que la communication, le diabolique « marketing » permet quand même d’accélérer le mouvement vers ce qui est réellement important : la santé et la pérennité des sols viticoles, le développement de la biodiversité, la santé du personnel opérateur et des riverains).
Le chai de production et d’élevage a été très récemment aménagé, en même temps que les espaces de réception. Il a été porté une attention particulière à la double circulation des visiteurs et des travailleurs, ce qui nous permet de voir presque tout, en pleine vendange. La table de tri qui va trop vite, les trieurs étant peu nombreux (ou trop perturbés par notre visite !) ; le chai de vinification et les pressoirs pneumatiques, les œufs en béton dans lesquels on élève une cuvée spéciale, les cuves inox, attribuées à chaque parcelle, assurant un élevage long sur lies. On devine déjà des vins équilibrés avec un peu de gras, assez aromatiques. Cette manière assez simple de vinifier est un peu en décalage avec l’impressionnant décorum oenotouristique, mais ce n’est pas pour nous déplaire, et nos papilles s’excitent déjà pour enchaîner avec la dégustation. La luxueuse sala de cata est déjà utilisée par un groupe de dégustateurs, nous resterons donc au-dessus du chai, dans une jolie salle de musée, exhibant différents panneaux explicatifs passionnants, agrémentés de vieilles photos, de cartes. Par les fenêtres, on domine la propriété : de véritables images de film. Est-ce le contexte, ou y a-t-il vraiment une ressemblance avec la résidence sicilienne de Corleone dans « Le Parrain » ?
La dégustation illustre une dichotomie intéressante parmi les domaines qui s’ouvrent à l’oenotourisme : d’un côté « l’expérientiel », où le nombre de verres est annoncé comme sur la carte d’un bar, contractualisé, dans une visite payante plus ou moins chère selon le nombre et le prestige des vins dégustés ; de l’autre côté, « le traditionnel » où le vigneron cherche à présenter au mieux et au maximum son travail pour mettre en valeur ses vins dans l’espoir d’en vendre le plus possible au visiteur. Ici, on est dans la première catégorie, ce qui n’est pas forcément une mauvaise idée puisque beaucoup de visiteurs viennent de contrées lointaines en avion, et ne viennent pas vraiment faire leurs courses. La dégustation est ludique (d’autant qu’il y a cinq beaux verres de vin et point de crachoir…), dynamique, avec des vins qui ont de vraies différences, et sont tous d’une qualité au moins acceptable. Le même cépage produit dans ce verre un vin iodé et direct, dans un autre un vin assez aromatique et gras, ici un vin thiolé, là un vin doux. On pense au Petit Manseng, même au Chenin, pour cette versatilité. Mais ne serait-ce pas plutôt des choix œnologiques et de production (rendements, conduite des vignes) qui créeraient ces différences ? On ne veut pas nous amener sur ce terrain-là, et nous n’aurons pas la réponse à ces questions. Mon espagnol boîteux et incapable de préciser des points techniques est largement responsable de cette frustration, mais néanmoins on sent qu’il n’y a pas une grande attention à nous convaincre que Pazo Baion est le meilleur vin du monde, le meilleur albariño de la zone, et qu’il nous faut nous précipiter à en acheter par caisses. Nous constaterons cela dans les autres bodegas visitées en Galice, et il paraît que c’est fréquent en Espagne, où l’oenotoursime s’inspire plus des modèles sudaméricains ou « Nouveau Monde » que dans nos régions françaises.
La bouteille achetée alors servira plus de récompense pour le guidage exceptionnel et l’excellent moment passé, ou de souvenir pour ne jamais oublier ce Pazo Baion, magnifique endroit baigné autant par la lumière du rare soleil galicien que par des siècles d’histoire parfois plus sombre. C’est un passage incontournable sur la route des vins de Galice.
Rafael Bord, sur la route des vins de Galice, 2 Sept 2023