Les Décadré⸱es du Médoc

Quitter la ville. De Bordeaux, direction plein nord. La place Ravezies, les maisons de Barbapapa des nouveaux quartiers, les stades Vélodrome et René Gallice, puis, rien. Des routes toutes droites au milieu des près enjambent des jalles presque sèches. Le Médoc est déjà là, mais les vignes sont loin. Pas si loin, en réalité : le GPS indique 23,6 km jusqu’à Arsac. En voiture, une heure. En train, une heure. À vélo, une heure. Je ne l’ai pas fait mais c’est certain, des quais de Bordeaux à Macau, en bateau, ou à cheval, une heure. C’est autrefois par le fleuve, d’ailleurs, que le vin ou même juste le raisin coulait jusqu’à Bordeaux depuis ce « Haut » Médoc. La carte postale du Haut-Médoc ? De l’habitat parsemé et pavillonnaire, une bourgeoisie aux vieilles traditions, polo bleu rentré sous la ceinture, le fusil jamais très loin, des élus RN et des villages qui semblent déserts et minéraux comme au far West. Au centre du cadre, une mer de vignes et des « folies », ces châteaux ou demeures d’apparat construites pour impressionner le visiteur et identifier l’origine des vins sur les sceaux puis les étiquettes. Pour l’amateur de vins d’artisan, le chercheur de propos en bouteille, il faut filer hors champ, en dehors de cette carte postale. On tombe alors sur ce groupement de vigneron⸱nes qui veut profiter de ce très ancien terroir qualitatif en en expurgeant tout le pénible folklore : les Décadré⸱es.

Première étape : Les Closeries des Moussis, Arsac

Il n’y a même pas d’enseigne sur la porte du chai. Le bruit des tondeuses est omniprésent dans ces villages, mais mes yeux se posent sur une silhouette en combinaison maniant un outil fort peu pratique. Mon intuition était la bonne : il n’y a que des vignerons pour tondre un gazon de jardin au rotofil. Sous le casque, Laurence Alias, qui habite la maison attenante au chai et en partage le jardin. Pascale Choime, elle, vit au bout de la rue et nous rejoindra plus tard, car à présent elle coupe de l’herbe aussi, mais dans les vignes.  Cela fait plus de 15 ans que Laurence, ingénieure agronome de formation, et Pascale, œnologue et jadis maîtresse de chai dans le Médoc, ont créé Les Closeries des Moussis. Avec à peine deux hectares à exploiter à l’origine, les deux femmes ont dû compter sur un bienveillant réseau de solidarité, une communauté d’intérêt et d’esprit, pour acquérir ou louer des vignes, acheter du raisin pour faire des cuvées dans leur chai, partager du matériel, revendre ou sous-louer des vignes. Dans ce cadre médocain très conservateur de « gros faiseurs », méfiant envers la bio, volontiers sexiste, il était difficile de trouver les bonnes personnes. Mais heureusement, le Médoc, ce n’est là encore pas que cette carte postale. Hors du cadre, Michel Théron et son Clos du Jaugueyron, indépendant, bio, vigneron d’excellence, y était déjà depuis les années 1990. C’est lui qui leur a mis le pied à l’étrier en 2009. Depuis, elles et leurs vins ont fait leur petite bonne femme de chemin (allez, je tente l’expression un peu claquée) pour s’imposer comme une des références des vins natures au sein d’un vignoble historique qui, c’est vrai, en compte peu.

Beaucoup de raisins vinifiés dans ce chai viennent d’autres propriétés. Certains même ont pris le bac pour venir du blayais, comme ceux qui donnent cette cuvée  Tiré au clair  2024, sorte de claret très peu macéré, fluide et délicat qui goûte parfaitement en cette fin d’après-midi en plein soleil. Tout est bon, fin, « file droit » comme disent les méfiants du vin naturel, et surtout la gamme fait sens avec des vins aux textures et usages différents mais homogènes d’un point de vue aromatique. Nous goûtons deux bouteilles du Virevolte 2023 ouvertes à plusieurs jours d’intervalle ainsi que le Haut-Médoc provenant de leurs propres vignes, et la cuvée Moulis 2020 en collaboration avec Maxime Julliot, qui d’ailleurs nous a rejoint pour déguster avec nous, et refaire un peu le monde (c’est notre passion commune). Pascale et Laurence font ainsi plein de cuvées, différentes même selon l’année, pour s’adapter aux qualités du millésime, à leur matériel, au rendement, à la demande… Laurence a l’air de se réjouir du ralentissement des ventes qui lui permettra d’élever plus longtemps les vins. Je suis d’abord amusé d’entendre cela. Et puis une minute après je saisis la profondeur de ce propos et c’est presque un choc, la première pierre du discours des Décadré⸱es que je comprendrai dans les heures suivantes : nous avons là des vigneron⸱nes qui ne produisent pas par hasard dans le Médoc. Ils⸱elles sont là pour faire de grands vins médocains, très très grands, ont confiance dans la qualité du terroir, et ont comme objectif, en cultivant très proprement et vinifiant naturellement, de faire la nique aux vins de millionnaires qui les entourent. Je reconnais là la patte du pionnier Michel Théron, et d’ailleurs le Haut-Medoc des Closeries des Moussis 2022 me fait penser à certains millésimes du Clos du Jaugueyron, cette aromatique un peu herbacée, une grande concentration et pourtant beaucoup de fluidité, une finale longue. Il y a sérieusement du vin dans cette bouteille. Je suis peut-être influencé par Max qui est très admiratif du travail de ses amies. Il faut dire qu’il leur doit une fière chandelle : en 2020 ce sont elles qui lui cèdent une vigne et l’obligent de fait à se lancer dans son propre domaine viticole, SKJ Domaines. Mais au-delà de cela je sais le garçon très exigeant dans la qualité technique des vins, connaisseur des capacités du terroir haut-médocain, et surtout, incapable de mentir : ces vins-là l’ont vraiment conquis. Laurence et Pascale refusent notre invitation à dîner donc nous leur tirons la révérence de manière un peu précipitée. Nous sommes sérieusement en retard : le vélo dans le coffre, nous filons chez Max car sa compagne Barbara et notre invité « Décadré » Benoit Dubien risquent de nous y attendre.

Deuxième étape, Listrac, chez Max et Barbara, avec Benoît « Les Terres Dubien »

L’air de rien, cela fait presque une demie-heure que je n’ai pas bu de vin lorsque nous ouvrons avec Barbara le blanc d’apéro, sur la terrasse en regardant Max se débattre avec sa braise et Benoît arriver avec plus de bouteilles que de mains. Ce blanc est délicieux : c’est Brume de Château Peylaby, d’un autre décadré : Jeremy Borde, que je connaissais comme repreneur du mythique château Planquette, là encore un pionnier de la bio en Médoc. Lui fait du blanc avec ses sauvignons et ses sémillons, dans le nord du Médoc. Dans quelques temps ce vin sera éligible à l’AOC Médoc Blanc récemment validée par l’INAO. C’est mûr, fruité et un brin floral, plus aromatique et gras que ce qu’on attendrait d’un Bordeaux blanc. Il ne passe pas en barrique (mais en œuf béton), fait sa malo-lactique, reste bien tendu. Levures indigènes, moins de 30 mg de sulfites, du beau travail.  On goûtera son rouge aussi plus tard, trop tard d’ailleurs pour en avoir un compte-rendu détaillé.

Les Décadré⸱es ne sont pour l’instant qu’un collectif qui se réunit pour organiser un petit salon chaque année depuis 2023, en début d’été chez Ola à Soulac. Ce pourrait être anecdotique, une simple communauté d’intérêt pour participer à une dégustation annuelle. Mais ces militant⸱es du Médoc ont décider de se serrer les coudes, et de faire de ce groupement toujours informel, sans structure administrative ni existence médiatique, un bel outil de pensée collective, de partage des savoirs. Ils⸱elles créent une zone de bienveillance à l’égard des nouveaux⸱elles venu⸱es, un environnement enthousiaste pour innover, un lieu où on ne garde du passé que le savoir technique et la rigueur en s’ouvrant à de nouvelles valeurs, en promouvant de nouveaux produits, rien que pour profiter du plaisir d’un peu d’air frais dans ce territoire presque insulaire, symbole du conservatisme de la viticulture bordelaise. En témoigne cette cuvée toute légère : « Clairouge » de SKJ Domaines, un faux clairet issu de divers essais, diverses erreurs aussi, que Max a su transformer, sans ajout de produits mais avec un incroyable savoir-faire œnologique, en un jus fruité et énergique. Même l’excès d’acidité volatile participe à l’équilibre du vin et je le dis sans ironie. On a là un exemple de ce qui fait les grands vins naturels : des vigneron⸱nes rigoureux⸱ses et ultra-compétent⸱es qui mettent leur science et leur expérience au profit d’une volonté politique, ne pas polluer, ne rien ajouter, ne pas tricher. Ce n’est pas Benoît Dubien, ex-caviste à Bordeaux et Paris, qui s’est formé en viti-oeno dans les meilleurs chais (Gauby, Coutet…), qui me contredira. L’attention qu’il porte aux vins de tous ses camarades Décadré⸱es est impressionnante : on dirait qu’il les a tous faits ! Il ne loupe pas une info ou un conseil, pour nourrir ses cuvées des Terres Dubien dont il a amené quelques échantillons. Je ne peux pas le dire de beaucoup de vigneron⸱nes mais de Benoit, j’ai goûté tous les millésimes depuis la création. La progression est notable : il a toujours fait de bons vins mais ses premiers manquaient un peu d’engagement, d’identité. Son Synopsis est désormais plus affirmé, un vrai Médoc mi-Merlot mi-cabernet avec des tanins fermes mais très équilibré, pas défiguré par du bois. Lui aussi collabore avec une vigneronne de l’autre côté de la Gironde, pour faire Initial BC, Merlot en Bordeaux- Cotes de Blaye qui a un peu plus de corps que les Clairouge et Tiré au Clair, mais se boit assez facilement. Il faut dire qu’il se fait tard, que le repas copieux, les quelques bavards autour de la table ont facilité la buvabilité du vin.  

Troisième étape : au chai de SKJ Domaine

On n’avait pas assez causé la veille au soir, ni au petit déjeuner.  Il fallait rajouter une bonne heure dans le minuscule chai de Max, à Martinon près de Listrac. Quelle éclate de tout goûter à même le fût ou le gardevin, avec ce vigneron à cœur ouvert, qui ne cache pas le moindre de ses doutes sur chaque lot de vin, ni ses mille projets pour tenter de redresser la barre ! On se demande comment il reste encore du vin à mettre en bouteille tellement le gars contrôle, expérimente des assemblages, prend des décisions de cuisinier dans une liberté époustouflante. Le raisin vient de ses vignes sur le territoire de Listrac, mais aussi de partenariat avec des vignerons d’ailleurs. Sa belle-sœur, associée du domaine, ne boit que du blanc des cotes de Gascogne ? alors il trouve du Colombard et du Sauvignon, et fait le Vin de Tata. Il y a en fait deux assemblages de blanc, et l’un des deux est élevé en fûts. Six fûts, tous différents ; âge, chauffe, essence -mention spéciale à l’acacia qui fait un joli boulot sur le sauvignon. Et d’un autre côté, on a la rigueur d’un Listrac fait dans les règles de l’art, enfin sans désherbant dans les vignes ni copeaux dans le vin, mais avec du cabernet-sauvignon, des remontages en vinification, un élevage en fût… ça décape un peu la bouche de bon matin. Max est à la fois très fier de ce qu’il fait, confiant dans son expertise, et très humble et sincère sur les défauts de ses vins (bien qu’il y en ait très très peu !), sur les paris ratés, les évolutions bizarres, sur son discours qui se fracasse parfois sur des réalités…  Avec lui je ne vois pas comment arrêter de parler et pourtant le bac pour Blaye est dans 25 minutes, et il y a 10 bornes de lignes droites au milieu des vignes et des chauffards médocains qui n’apprécient guère les oenotouristes en vélo de route. Il y a peu de bacs (mais c’est à faire) et je ne veux pas manquer mon rendez-vous en début d’après-midi au Domaine de Fréa.

J »arrive dans la rue principale de Lamarque, on entend les mouches et je m’étonne de ne pas voir de chevaux devant les saloons. Tout semble mort, pesant. Et pourtant, en attendant le bac dans cet endroit magique, au bord de la majestueuse Gironde, on est obligé de soupirer : que c’est beau. Et que la viticulture est belle quand on parle aux bonnes personnes. Le décalage entre ce que montre ce territoire et son potentiel est saisissant. Ce ne sont pas les offres oenotouristiques toutes tournées vers la célébration du luxe à destination des touristes de paquebots qui changeront cela. Si les bordelais eux-mêmes, les locaux en général, venaient découvrir cette langue de pins et de vignes par le bon côté, en sortant du cadre, il y a fort à penser que la réputation de la région et de ses vins s’en sortirait grandie.

Rafael Bord, 28-29 Avril 2025

Les Décadré⸱es regroupent six domaines. Quatre sont cités dans l’article :
SKJ Domaines
Les Closeries des Moussis
Les Terres Dubien
Château Peylaby / Planquette

auxquel⸱les il faut ajouter
Lucie Mançais
Clos Grange-Vieille

Leur dégustation 2025 se déroulera le 9 Juillet 2025 Chez Ola à Soulac

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