Domaine du Mouscaillo, Roquetaillade, Aude

Qui connaît les étiquettes du Mouscaillo…

Le temps est couvert et on ne voit pas les Pyrénées. Mais en approchant de Roquetaillade, village perché dans l’arrière-pays Limouxin, on est saisi par le patchwork de couleurs qu’offrent ces garrigues, cette terre ocre et… les vignes, dont certaines sont encore vert vif et d’autres déjà aux couleurs de l’automne. Ça monte. Ici les noms des domaines viticoles honorent la montagne : Les Hautes Terres, le domaine de l’Aigle… Plus au sud, c’est fini, la viticulture a le vertige. A Roquetaillade, on est à 400m d’altitude, sur la ligne de partage des eaux, et au croisement de tout : le climat est méditerranéen mais sous influence océanique, avec la fraîcheur descendue des Pyrénées et des Corbières ; on voit des éperons schisteux, des falaises calcaires pour fans de varape, mais les sols sont profonds, argilo-calcaires, de marnes, souvenirs de bord de mer datant de 50 millions d’années. Et dans cette boue ocre, la mouscaille, ennemie du tractoriste, amie des cépages frais, poussent des plantes aux noms qui ne chantent pas le sud : Chardonnay, Pinot Noir, Chenin, Mauzac, Côt. C’est le temple des vins fins, élancés, et des bulles élégantes. Dans ce rayon-là on ne peut pas manquer les vins du domaine de Mouscaillo.

Pierre et Marie-Claire Fort ont créé le domaine en 2004, et c’est aujourd’hui leur fils Thomas qui gère avec sa femme Camille ce vignoble de 7 hectares. « On est en conversion, ça y est », soupire Camille en levant les yeux au ciel. La conversion à l’agriculture biologique entérine la passation de pouvoir : Pierre ne voulait pas entendre parler de labels qui unifient les pratiques de Epernay à Bandol, en passant par Pauillac et Limoux, au mépris de la diversité des terroirs. Le millésime 2025 aura droit à sa petite feuille en étoiles sur la contre-étiquette, qui viendra valider de nombreuses années de pratiques agro-écologiques auxquels ces vignerons, soucieux de montrer qu’ils font mieux que se réfugier au creux d’un label, dédient une très détaillée page de leur site internet.

Dans leur chai sombre au cœur du village, un jour de nuage, de spleen post-vinification, leur blanc Mouscaillo 2021 fait figure de cristallisation du terroir : la fraîcheur, la rigueur, la tension du Chardonnay d’année fraîche rappellent l’austérité et la minéralité des rues du village. L’élevage sous bois ajoute un peu de volume et de texture qui affine bien l’équilibre. Il est obligatoire dans l’appellation Limoux, et Camille s’en réjouit : « c’est cynique à dire, mais ça fait le tri » : certains vignerons locaux peu soucieux de qualité des raisins et d’expressivité des jus ne prendraient pas le risque économique d’élever les vins sous bois (l’appellation autorise les petits contenants, barriques, comme les grands foudres, du moment qu’ils sont en bois). A mon objection sur la possibilité d’innover et de faire évoluer l’appellation, elle répond par une bouteille, Cuvée Sisyphe. « on ne se prive pas d’expérimenter, mais on reste en vin de France » pour ce chardonnay très légèrement oxydatif, caprice de leur beau-frère d’origine jurassienne qui travaille au domaine. Des vins sous voile sont en cours d’élaboration également, mais la fleur peine. Tant qu’elle survit l’élevage dure. Malheureusement ces barriques ne sont pas au programme de la dégustation et on passe au Mauzaïc, blanc issu d’une impressionnante collection de divers clones de Mauzac, limouxins et gaillacois. Plus de 70 variétés de ce raisin coexistent dans la parcelle, par petits wagons de 12 pieds, afin de créer une réserve génétique pour ce cépage emblématique de la zone. Dans le verre, on retrouve plus l’aromatique un peu fumée, de la légèreté et une tension que ma faible expérience de ce cépage associe plutôt à Gaillac, que les arômes de pomme des Mauzacs opulents qui ont fait la légende de la Blanquette de Limoux. C’est leur deuxième millésime de ce vin et ce 2021 a plus de fraîcheur que son prédécesseur. Est-ce un effet du millésime ou une évolution de ces jeunes vignes ?

Très peu de Pinot noir a été produit en 2021, le vin est déjà épuisé, et le 2022 n’est pas encore mis en bouteille. Camille perçoit la panique dans mon regard à l’idée de repartir d’ici sans avoir goûté ce joyaux du domaine, éponge à millésime qui est tantôt exhaltant mon-vin-préféré-de-tous-les-temps tantôt décevant mais-que-s’est-il-passé. Pipette en main, elle s’approche de la barrique B8. Thomas nous a rejoint, cela fait un moment qu’il n’a pas goûté son Pinot Noir 2022. C’est superbe. L’arômatique est typique du cépage mais aussi du terroir, avec une tension et -osons le mot- une minéralité qui est un marqueur du terroir et non d’une sous-maturité, « car nous avons plutôt attendu, vendangé plus mûr que d’habitude, c’est la direction qu’on veut prendre maintenant. Je suis très content du résultat, on a bien fait de goûter ! » se réjouit Thomas, dont on sent qu’il passe un cap. Thomas et Camille s’affranchissent des habitudes familiales, tracent leur route, tout en respectant le travail accompli. Camille est incollable sur les millésimes passés du domaine. Elle est capable de dire combien de mm de pluie sont tombés le 14 Juillet 2017 comme d’autres savent qui a gagné l’étape du tour de France. La carte du profil des vins en fonction des millésimes semble très claire dans sa tête également, et c’est un trait qui souligne le grand sérieux du domaine.

Le village de Roquetaillade, aussi minéral mais un peu moins festif que la bulle du Mouscaillo

Sérieux, le Crémant l’est aussi. C’est un brut nature millésimé, assemblage de Pinot Noir, Chardonnay et Chenin, qui bulle fin comme un grand champagne, avec une longueur de grand vin. Ce vin progresse d’année en année. Le nombre de bouteilles produites également, ainsi c’est aujourd’hui la cuvée dominante du domaine. Il faut dire que Roquetaillade s’est petit à petit imposé comme le village d’excellence des Crémants de Limoux, et, pourrait-on dire, de tout le sud de la France. Le champenois Jean Louis Denois s’y était installé au domaine de l’Aigle à la fin des années 1980 pour développer les bulles de Chardonnay. Désormais il a vendu le domaine et ne produit que des effervescents haut-de-gamme avec des raisins de cette zone. Le voisin Gilles Azam, au domaine des Hautes Terres, est également à mentionner. Les structures collectives pour réaliser le tirage, l’élevage sur latte et le dégorgement s’organisent, comme celle de Monsieur S. a.k.a Etienne Fort, le cousin de Thomas. Il y a là une tendance de fond, qui reste discrète malheureusement, dans une région où le visiteur ne peut manquer les véritables usines de Sieur d’Arques ou d’Anne de Joyeuse, pourvoyeurs de la célèbre blanquette qui viendra poser ses lourdes fesses tout en bas des rayons de supermarché, au Noël de l’EHPAD ou dans une soupe champenoise que personne ne touchera à l’anniversaire de mamie. On peut se demander « est-ce que la blanquette est bonne ? ». Pour la réputation des crémants locaux, bios, techniques, expressifs, assurément non. Même s’il est très probablement possible de faire un excellent vin effervescent à base de Mauzac. Je repars avec une bouteille de Harmonia de Mouscaillo, un crémant 100% Pinot Noir légèrement rosé, dégusté le surlendemain à Saint Chinian, avec Philippe Bordes et sa fille Julie. Philippe s’est étonné de son côté sec en bouche alors que j’en appréciais la gourmandise, le nez un peu bonbon. Là aussi on tient un très bon crémant. Limoux est un nain économique et historique face à la Champagne, mais n’a rien à lui envier en terme de terroir pour ses bulles. Magiques.

Rafael Bord, Octobre 2023

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