
« Nous avons beaucoup de chance car nos 6 hectares de vigne, bien que près du chai, sont sur des sols très divers et cette diversité géologique, c’est vraiment une richesse que l’on a décidé d’exploiter ». Merci Cyrielle, j’avais remarqué. En miettes après les montagnes russes du blayais, j’étais presque endormi à côté du vélo quand Cyrielle Houillon m’a rejoint au chai du domaine de Frea. Le terrain effectivement très divers, fait de vallons, de collines et combes en rupture, de falaises sur la Gironde, de couloirs de vent, avait eu raison de mes jambes, gonflées d’acides lactiques après la soirée inspirante à dégommer les quilles des décadré⸱es de l’autre côté de la rivière. C’est très beau, by the way.
Cyrielle, et son compagnon à la vie comme à la vigne Kenny Bentz, l’ont apprécié, ce paysage. Ni l’une ni l’autre ne sont des enfants du pays. Il y a une dizaine d’années, ils ont pris un virage serré. D’études de droit, d’histoire de l’art et du compagnonnage, ils ont glissé vers la vigne, guidés par une passion sincère pour le vin et un sacré goût de l’aventure. Cette curiosité pour la viticulture, les formations et stages qui vont avec, les mènent dans le bordelais. Comme la veille dans le Médoc, je suis là entouré de jeunes vigneron⸱nes venu⸱es d’ailleurs qui ont choisi le bordelais pour la qualité des terroirs, c’est le fil rouge de ma balade et c’est tellement anti-Bordeaux bashing que je devrais vendre ce papier au CIVB. Cyrielle et Kenny ont d’abord loué des vignes en fermage autour de Bourg, mais c’était en 2017 et 2018 : leur modèle économique ne survit pas à ces années calamiteuses : gel, grêle, mildiou, on a connu meilleur comme accueil. Mais on a la patate ou on l’a pas, et ils relancent. En 2019, le Bordeaux écrouling (nouveau concept qui sera prochainement déposé à l’INPI) commence et la pression sur le foncier diminue : des vignes sont à reprendre justement dans le village où ils résident à St-Ciers-de-Canesse. Et pour parfaire le tout, le chai d’une vieille maison aux épais murs de pierre est disponible.
Au lieu-dit Belia, le domaine de Frea est né. L’intérêt : les vignes se situent dans un périmètre rapproché où le calcaire et l’argile entretiennent des relations changeantes, ici collés-serrés, là plus solitaires. Le problème : ce sont 90% de merlot, cépage « devenu clairement inadapté » pour Cyrielle, puisque trop vulnérable au mildiou, pénible à contraindre en maturité, has-been climatique. Et quand on débarque sans pedigree mais avec des idées, on n’a pas envie de réciter les classiques — on veut composer du neuf : des vins libres, vivants, un peu punks, parfois borderline, jamais chiants. Dès la création du domaine, les vignes sont conduites en biodynamie. Il faudra petit à petit changer d’encépagement, et en attendant transformer le merlot différemment au chai. Cela prendra du temps, mais dès leurs débuts Kenny et Cyrielle recherchent des vins plus frais, ne respectent pas les ronflantes traditions et pesants cahier des charges, quitte à ne produire qu’une seule cuvée en Cotes de Bourg, le P’tit Rouquin. « Nous ne faisons presque pas de remontage, on arrose trois-quatre fois le chapeau de marc pour garder les cuves saines, mais on ne recherche aucune extraction ». Courte macération pour la Dure Lutte, macération carbonique pour Pierres, Feuilles, Ciseaux, barriques de mille vins et amphore en grès, les merlots d’ici rencontrent les cultures d’ailleurs pour un résultat original, plein de fruit, de fun, de #buvabilité. Mention spéciale à Pierres, Feuilles, Ciseaux, qui coche toutes les meilleures cases de l’aromatique locale (ah ! l’eucâââlyptus de la rive droiiite) tout en glissant comme un beaujolais en bonne compagnie. Quel canon ! Du Bordeaux pour bar à vin nature, oui cette phrase peut exister.
À la vigne également, il faudra changer la donne. Nous traversons la route pour découvrir une nouvelle plantation perdue dans les herbes folles : quelques ares de Bouchalès, que Cyrielle appelle de son sobriquet local Prolongeau : « nous préférons tenter les vieilles variétés locales que les cépages méditerranéens, même si ceux-ci s’éclateraient probablement désormais dans la région ». Privilégier l’originalité, la typicité par le sol et le matériel végétal plutôt que par les méthodes vinicoles hautement discutables d’un vignoble blayo-bourquais qui court derrière ses illustres voisins en tentant péniblement de les imiter. Puis c’est une parcelle de Cabernet-Sauvignon que l’on va visiter, magnifiques vieilles vignes surplombant un vallon, sur laquelle Cyrielle voudrait prochainement établir un petit gîte rural. La parcelle au-dessus, forcément du merlot, est surnommée « le clos » car entourée de haies de feuillus et de bois. Les acacias dont les fleurs brillent dans le soleil de ce 29 Avril, jettent dans le vent des effluves que l’on aimerait retrouver dans un vin blanc. Et pourquoi pas ? puisque Kenny et Cyrielle ont d’ores et déjà cancellé une parcelle de merlot en le surgreffant avec du sauvignon blanc, et ils comptent bien continuer. L’opération, technique, coûteuse, permet cependant de produire du raisin dès la première année. Nous goûtons à même la barrique le futur Eloize, sauvignon blanc « plus proche du style de Sancerre que de Bordeaux » que je trouve super bon : raisin mûr, aromatique sans verdeur végétale, gras obtenu par bâtonnage des lies. J’ose dire à Cyrielle incrédule que tous les sauvignons que je goûte chez d’audacieux⸱ses jeunes vigneron⸱nes bordelais⸱es sont dans ce style. N’en déplaise aux ligériens, le bordelais est en passe de (re)devenir un grand terroir de blancs, cheh ! (cet article devient un pamphlet anti-bordeaux bashing, alerte ! il va me pousser une doudoune sans manche ! Si ça se trouve, je vais devenir contre le rétablissement de l’ISF). Le pipi de chat n’existe presque plus que sur les terrasses des cabanes du bassin d’Arcachon et dans les entrepôts du négoce bordelais, par millions de bouteilles. Pas chez les gens sérieux, soyons honnêtes (et vice-versa).
Je remplissai ma gourde (d’eau !) et m’apprêtai à repartir, après la balade dans les vignes et la dégustation au chai, quand arriva Kenny, pour une petite heure de passionnante discussion, sourire large en sa charmante compagnie, et verre en main. Ce verre que je dus hélas amèrement regretter dans les 30 km me menant à la gare TER de St-André de Cubzac contre 50 km/h de vent et une succession de répliques miniatures du col du Galibier. Chaîne à gauche et langue dans le guidon, je pédalais pourtant avec cette drôle d’allégresse : celle qu’on a quand on sent qu’on vient de rencontrer de nouveaux amis, et sans doute bientôt des vigneron⸱nes qui compteront pour un coin de vignoble en pleine mue. Je crois même, lors de ces deux jours sur les deux rives de la Gironde, avoir entr’aperçu plus que jamais les débuts d’un dépoussiérage nécessaire, et cette fois à long terme, de la viticulture bordelaise. Après les pionniers solitaires, les ovnis médiatiques et les résistants un peu perchés, voilà une nouvelle vague, moins spectaculaire peut-être, mais plus ancrée. Des vigneron·nes qui ne cherchent pas à tout réinventer, juste à faire mieux, autrement et proprement. Une forme de normalité, dans le bon sens du terme : les pieds dans la terre, la tête dans les idées, et peut-être un avenir à retaper, ensemble.
Rafael Bord, Avril 2025

Cyrielle et Kenny seront présent dans la Citadelle de Blaye pour la première édition du
Salon des vins actuels de Blaye-Bourg &co. La Renverse
LE 5 JUILLET 2025
Avec d’autres domaines de copain⸱es tout aussi recommandables.
Pour participer à la soirée avec les vigneron⸱nes : renverseznous@gmail.com